Koki Tanaka, ABSTRACTED/FAMILY (version monocanale), 2020
La notion de crise de la culture n’est pas nouvelle. Elle est un sujet central de la philosophie politique de Hannah Arendt, le cœur de ses réflexions sur l’instabilité et la mouvance d’une culture par définition commune, sur l’usure d’une tradition et d’un modèle d’éducation. Mais que dire d’une culture sans culture ? Comment juger – car la crise, du grec krisis, signifie bien le jugement – une culture qui ne se manifeste plus, ou plutôt dont la seule manifestation est la frustration de sa radicale interruption ? La crise de la culture de 2020 n’est pas seulement brutale, elle est aussi inédite. Car dans ce contexte si singulier, la culture n’est plus objet du jugement mais bien sujet du manque. En s’abaissant sur l’ensemble de la sphère culturelle depuis des mois, le rideau que constitue la crise sanitaire a incontestablement fragilisé nos interactions sociales, freiné les expériences vitales de partage et de contemplation, amoindri notre stimulation intellectuelle, et menacé notre épanouissement et notre bien-être.
C’est de ce triste constat que sont nées de multiples initiatives visant à rendre la culture accessible à distance. Ces initiatives ont notamment été rendues possibles grâce au numérique, cet outil technologique qui s’est fait alternative nécessaire à l’ouverture des lieux culturels physiques. Telles des bulles d’oxygène dans un quotidien étouffant, les œuvres nées de ces initiatives ont souvent brillé par leur qualité, surpris par leur originalité, et surtout réaffirmé le digital comme étant un support de plus en plus varié, fréquent et fascinant pour l’art.
Aujourd’hui, ARTPOINT a donc souhaité mettre à l’honneur quelques-unes des plus belles initiatives pour apporter la culture de façon numérique en 2020. Cet article, bien sûr non exhaustif, est notre façon de remercier les artistes qui ont bien compris que « tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude », comme l’écrivait Camus. Leurs armes sont la volonté, le talent et la créativité. Leur lutte s’acharne à proposer de nouvelles façons de consommer la culture, à faire que chaque journée qui passe reste emprunte d’étonnement et de vie. Merci à eux.
Josèfa Ntjam & Sean Hart, Mélas de Saturne, 2020 (photogramme). Film, 11’49’’.
L’exposition en ligne du Palais de Tokyo intitulée Anticorps est remarquable par la façon dont elle questionne la distanciation physique induite par les mesures d’hygiènes liées au Covid-19. Alors que nous sommes chaque jour un peu plus enjoints à maintenir la distance avec les autres, Anticorps nous renvoie à notre sensualité : « proximité », « toucher », « peau » … Cette exposition pourtant désincarnée nous rappelle notre incarnation, réaffirme la vitalité de nos sens et se fait ainsi ode au charnel et à la vie.
A travers les œuvres de 20 artistes de la scène française et internationale, cette exposition interroge donc l’individu en tant qu’habitant de son propre corps et de sa propre peau, qui se veut à la fois frontière fermée – car impénétrable et hermétique – et ouverte – car réclamant le contact et l’altérité. Mais elle interroge également le collectif, la communauté, le corps comme étant l’origine même du lien social en ce qu’il est la condition de la reconnaissance réciproque, la condition non négociable pour pouvoir faire corps.
Xinyi Cheng, Julien, 2017
Tala Madani, Ghost Sitter (blue chair), 2020
| United We Stream, 2020 |
Une nouvelle chaîne de télévision éphémère dédiée à la scène culturelle intitulée Culture box, la numérisation de milliers d’œuvres, les projections en plein air d’œuvres de l’Opéra de Paris, le projet #Culturecheznous initié par le Ministère de la Culture qui répertorie tous les services culturels disponibles à distance en France… les initiatives comme celles-ci sont innombrables et présentent un point commun : elles ont permis la numérisation et la retransmission d’évènements culturels a priori inéluctablement physiques.
Aujourd’hui, nous avons fait le choix de mettre tout particulièrement en valeur l’énergisante association de l’art numérique et de la musique électronique. Une fois encore, les exemples ne manquent pas, mais notre initiative coup de cœur reste sans l’ombre d’un doute United We Stream. Cette initiative lancée dès le 18 mars 2020 à Berlin a rapidement mis en place un programme de streaming presque quotidien dans les célèbres clubs berlinois tels que le Wilden Renate, le Tresor, Le KaterBlau, le Berghain… Forte de son succès, l’initiative s’exporte en France quelques semaines plus tard.
En partenariat avec ARTE Concert, United We Stream France a ainsi organisé la retransmission d’une trentaine de livestreams regroupant 80 talentueux artistes de la scène électronique française dans les plus grands clubs parisiens. De ce projet est né un reportage passionnant et touchant sur les acteurs de ce monde nocturne tant aimé, mais dont la survie à la crise sanitaire est très largement menacée (près de 430 établissements de nuit ont déjà mis la clef sous la porte en France depuis mars dernier selon le SNDLL). Ce reportage est intitulé Nuit Noire sur les Nuits Blanches et est accessible gratuitement sur internet.
Chaque livestream dont il est constitué nous replonge dans l’univers de la musique électronique, cet univers qui à lui-seul est une synesthésie provoquant le grisant sentiment de ne faire qu’un avec la musique. Chaque set est hypnotisant par ses effets de lumières et nous fait frissonner au rythme de ses vibrations qui nous meuvent et nous exaltent.
Bande annonce, Nuit Noire sur les Nuits Blanches, Arte Concert.
Alors pour découvrir le set plus qu’intense de Manu le Malin, l’envoûtante prestation de Darzack ou encore les euphorisantes performances de Lacchesi, Bambounou, AZF, Arnaud Rebotini, Anetha et bien d’autres, rendez-vous directement sur Youtube. Une chose est sûre, le temps d’un instant, vous oublierez avoir jamais été confinés.
| United We Stream France x #RexClub x ARTE Concert | Darzack Live |
A noter que depuis le site internet unitedwestreamfrance.fr il est possible de soutenir financièrement les clubs, artistes, collectifs… 8% de la collecte est reversée à une œuvre caritative agissant hors de la vie nocturne.
La pandémie mondiale de Covid-19 ayant obligé de nombreuses personnes à s’enfermer dans de petits espaces, Dhona a exploré les moyens d’étendre un espace limité en utilisant la cartographie en couleur et en perspective. Les formes et les blocs en mouvement créent un espace imaginaire qui s’étend au-delà des quatre murs de l’appartement.
@dhona_lumiere
Les œuvres d’Andreas sont particulièrement satisfaisantes à regarder. Chacune d’entre elles réjouit par ses systématismes et ses perfections dans le mouvement. Depuis le premier confinement en mars dernier, Andreas a publié près de 40 œuvres sur son Instagram. Par la répétition infinie des mouvements qu’il insuffle à ses œuvres, Andreas fait échos à un quotidien qui lui non plus ne nous a pas laissé le choix de la répétition. Seulement dans le cas d’Andreas, on adore ça.
@wannerstedt
La critique et l’exaspération de la situation actuelle est très explicite dans l’œuvre de Jon Noorlander. La distanciation physique, le désœuvrement, mais encore la critique à l’égard d’un système politique et économique défaillant et inégalitaire, voilà différents sujets abordés frontalement par cet artiste hors du commun. Nous vous conseillons donc d’aller jeter un œil à ses œuvres qui invitent à la réflexion autant qu’à la distraction.
@jonnoorlander